Accueil Fonctionnement du CSE Inclusion cognitive et risques psychosociaux dans les environnements de travail

Inclusion cognitive et risques psychosociaux dans les environnements de travail

45
0
Inclusion_risque_psychosociaux_CSE_influenceCSE_1

Comprendre les tensions entre singularité cognitive, reconnaissance collective et prévention organisationnelle : enseignements d’un cas d’expertise.

 

L’inclusion cognitive : un angle mort de la prévention

Les politiques d’inclusion au travail se sont remarquablement étendues ces dernières années, couvrant l’égalité professionnelle, le handicap, la diversité des origines ou l’équité intergénérationnelle. Pourtant, l’inclusion cognitive et neuropsychologique reste une dimension largement invisible dans les dispositifs de prévention.

Les notions de neurodiversité et de neuro-atypie concernent des salariés dont le fonctionnement neurologique, émotionnel ou cognitif s’écarte de la norme statistique. Il s’agit notamment des personnes dont le fonctionnement s’inscrit dans le spectre de l’autisme, d’autres présentant un trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), des troubles « dys » (dyslexie, dyspraxie, dyscalculie…), une hypersensibilité sensorielle ou émotionnelle, ou encore un haut potentiel intellectuel (HPI). Si certaines caractéristiques associées à la neurodiversité – rigueur, attention au détail, pensée analytique ou créativité – peuvent constituer de réels atouts dans les environnements techniques et scientifiques lorsque les conditions de travail permettent de les exprimer pleinement, elles peuvent également devenir des facteurs de vulnérabilité psychosociale lorsque ces singularités ne sont ni reconnues, ni comprises, ni accompagnées par l’organisation.

Cette problématique est particulièrement cruciale dans les structures à forte intensité cognitive et technologique (centres de recherche, spatial, ingénierie, etc.). Ces environnements, qui valorisent la rigueur scientifique, disposent rarement de dispositifs de régulation psychosociale adaptés aux formes de singularité cognitive. L’expertise menée par le cabinet CATEIS dans le secteur spatial illustre cette tension : la confrontation entre un expert reconnu et son environnement hiérarchique a mis en évidence les limites du système de prévention face à la diversité cognitive.

 

Origine et sens du concept de neurodiversité

Le terme « neurodiversité » a été introduit à la fin des années 1990 par la sociologue australienne Judy Singer (1998), puis popularisé par le journaliste Harvey Blume. Judy Singer, elle-même sur le spectre de l’autisme, a établi une analogie avec la biodiversité, postulant que de même que la nature se nourrit de la diversité des espèces, la société humaine se construit sur la diversité des modes de fonctionnement neurologique. Selon elle, la neurodiversité est « à la société ce que la biodiversité est à la nature : indispensable à son équilibre ».

Ce concept s’est diffusé via les mouvements de reconnaissance des personnes neuro-divergentes, avant d’atteindre les milieux scientifiques et organisationnels. Des auteurs comme Thomas Armstrong (2010) ou Nick Walker (2014) l’ont ancré dans un paradigme de justice cognitive, basé sur la reconnaissance des différences de perception, d’attention, de mémoire ou de régulation émotionnelle.

Aujourd’hui, le terme neurodiversité désigne trois aspects principaux :

  • Un fait biologique (la variabilité neurologique humaine) ;
  • Un principe éthique (la reconnaissance de cette diversité comme légitime) ;
  • Un projet organisationnel (visant à adapter les environnements, plutôt qu’à corriger les individus).

 

Cadre règlementaire et institutionnel de la prévention des RPS

En France, l’employeur est soumis à une obligation générale de sécurité, conformément au Code du travail (articles L.4121-1 à L.4121-5). Les risques psychosociaux (RPS) sont définis par le Collège d’expertise DARES-DRESS (2011)[1] comme « les risques pour la santé mentale, physique et sociale engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement psychique des individus ».

Le Document Unique d’Évaluation des Risques Professionnels (DUERP) doit intégrer cette analyse. Bien que l’ANACT et l’INRS n’emploient pas encore explicitement le terme de neurodiversité, leurs travaux récents sur la santé mentale, la variabilité cognitive et la soutenabilité du travail convergent avec cette approche. Ils insistent notamment sur la nécessité d’adapter les démarches de prévention aux différences interindividuelles, aux contextes de travail variés et à la complexité des interactions psychiques et organisationnelles. Leurs principes – approche collective, centrée sur le travail réel et la pluralité des compétences – rejoignent pleinement la logique d’une prévention cognitive inclusive.

 

L’inclusion cognitive : traduire la neurodiversité dans les organisations

Le concept d’inclusion cognitive est la traduction organisationnelle de la neurodiversité. Il désigne la capacité d’une organisation à concevoir et réguler le travail de manière à tenir compte de la pluralité des modes de raisonnement, d’attention et de communication. L’objectif est de créer des environnements cognitivement soutenables pour tous. L’inclusion cognitive transforme ainsi l’idée sociologique de neurodiversité en un levier de prévention et de gouvernance. Les personnes neuro-atypiques agissent comme des révélateurs systémiques : leurs difficultés mettent en lumière les limites d’un fonctionnement collectif trop normé, implicite ou rapide.

L’inclusion cognitive implique notamment :

  • La clarté des objectifs et des échanges ;
  • La prévisibilité des procédures ;
  • La réduction des ambiguïtés communicationnelles ;
  • La reconnaissance de différentes formes d’intelligence et de contribution.

Ce concept s’inscrit pleinement dans les principes de la Qualité de Vie et des Conditions de Travail (QVCT) et de la prévention primaire. Il vise fondamentalement à adapter les environnements plutôt qu’à corriger les individus, transformant les modes de coopération pour que la singularité cognitive devienne une ressource collective, et non un facteur d’exclusion.

Inclusion_risque_psychosociaux_CSE_influenceCSE_1Étude de cas : tensions psychosociales autour d’un profil singulier dans un environnement scientifique

 

Contexte

Dans un grand organisme public de recherche technologique, un ingénieur reconnu pour son haut niveau d’expertise scientifique a été victime d’un accident de travail à la suite d’un incident en réunion. L’épisode – un malaise émotionnel intense déclenché dans un contexte de confrontation hiérarchique – a conduit à une expertise en risques psychosociaux visant à comprendre les causes organisationnelles de la dégradation du climat de travail. Le service concerné regroupait une vingtaine d’ingénieurs à très forte technicité, dans un environnement marqué par une fusion récente d’équipes, une dispersion géographique, et une culture d’autonomie poussée, avec peu d’espaces formalisés de régulation.

 

Éléments d’analyse

Le diagnostic a mis en lumière un profil de haute exigence technique et cognitive, souvent décrit par les collègues comme rigoureux, perfectionniste, hypersensible et très analytique.
Ces caractéristiques, valorisées pour la précision scientifique qu’elles permettent, deviennent vulnérabilisantes lorsque l’environnement ne les reconnaît pas ou les interprète mal : difficulté à décoder les implicites, besoin de repères clairs, sensibilité au ton ou à la manière de formuler les critiques.

Le management direct, peu formé à ces différences de fonctionnement, a eu tendance à interpréter ces spécificités comme de la rigidité ou un manque de coopération, tandis que le salarié a perçu la relation hiérarchique comme dévalorisante et injuste.
Ses collègues et sa hiérarchie décrivaient un collègue brillant mais parfois « dans sa bulle ».

Au fil du temps, ce décalage de codes relationnels a alimenté un sentiment d’isolement : le collectif, attaché à la convivialité et à l’adaptabilité, a peu à peu interprété sa posture comme un manque de souplesse ou un défaut de « savoir-être ».

Le collectif, démuni pour comprendre cette différence, a parfois cherché à s’en protéger en désignant l’ingénieur comme source du problème, renforçant le sentiment d’injustice et de décalage.

Ces éléments révèlent une dimension émergente de la prévention : celle de la diversité cognitive, encore peu intégrée dans les démarches institutionnelles.

 

Enseignements pour la prévention

Ce cas montre que la non-prise en compte des singularités cognitives peut conduire à une désorganisation collective et à une souffrance relationnelle durable, non par pathologie individuelle mais par « mésajustement » entre les modes de fonctionnement des personnes et les régulations du travail. Les situations dites « neuro-atypiques » exigent une vigilance particulière : non pour isoler ou stigmatiser, mais pour prévenir les malentendus, soutenir la reconnaissance mutuelle et adapter la communication. Le travail de prévention des RPS doit ainsi évoluer vers une lecture plus fine des interactions, intégrant les effets de la diversité cognitive dans les tensions ordinaires du travail scientifique et technique.

 

Vers une prévention cognitive intégrée

La prévention des risques psychosociaux dans les environnements marqués par la diversité cognitive appelle une approche articulée à plusieurs niveaux.

Inspirée des principes de la prévention primaire, cette approche met l’accent sur les dimensions organisationnelles du travail, sans négliger la part d’accompagnement individuel ni le rôle du management de proximité.

  • Au niveau individuel, il s’agit de permettre à chacun d’ajuster ses conditions de travail et ses modes d’engagement en fonction de ses besoins cognitifs, sensoriels ou attentionnels.
  • Au niveau managérial, la reconnaissance de la diversité des modes de fonctionnement suppose une posture d’écoute et de régulation, ainsi qu’une formation à la gestion des désaccords et des incompréhensions liées aux différences cognitives.
  • Au niveau organisationnel, la prise en compte de la neurodiversité implique une intégration systématique de ces enjeux dans les démarches de prévention (DUERP, plans QVCT, dialogue social), afin de garantir des conditions de travail cognitivement soutenables : clarté des objectifs, prévisibilité, lisibilité des rôles et réduction des ambiguïtés communicationnelles.

L’enjeu n’est donc pas d’ajouter un volet supplémentaire à la prévention des RPS, mais d’y inscrire la diversité cognitive comme dimension transversale du travail réel et des dynamiques collectives.

 

 

Les régulations collectives, un enjeu central de prévention

Le fonctionnement collectif joue un rôle déterminant dans la prévention des tensions liées à la diversité cognitive. Les espaces de discussion du travail, les médiations techniques et les formes de supervision managériale contribuent à maintenir un cadre de coopération lisible, où les divergences intellectuelles peuvent être exprimées sans glisser vers des oppositions identitaires.

Inclusion et qualité du travail : une dynamique partagée

L’inclusion de la neurodiversité ne suppose pas d’assouplir les exigences de rigueur ou de qualité, mais de reconnaître la pluralité des façons de raisonner, d’apprendre et de coopérer.
Les organisations capables d’intégrer ces singularités préservent la continuité des échanges, la transmission des savoirs et la cohésion du collectif, tout en renforçant leur capacité d’adaptation et d’innovation dans le temps.

 

 

Les risques liés à la non-prise en compte des neuro-atypies

Inclusion_risque_psychosociaux_CSE_influenceCSE_1L’absence de reconnaissance ou de compréhension des fonctionnements neuro-atypiques constitue un facteur de risque psychosocial en exposant les salariés à des malentendus répétés et les collectifs à des dynamiques pathogènes.

  • Incompréhension et dissonances communicationnelles
    Les personnes neuro-atypiques peuvent utiliser des codes sociaux spécifiques (expression littérale, hypersensibilité au ton, difficulté à décoder les sous-entendus). Dans les environnements de travail fortement implicites où les règles non écrites dominent, ces différences sont souvent mal interprétées (rigidité, insolence, « manque de savoir-être »). Ces décalages récurrents génèrent une incompréhension cumulative : le salarié se sent marginalisé, et le collectif le perçoit comme « à part », créant des tensions interpersonnelles invisibles aux dispositifs de gestion habituels.
  • Risque de désignation et d’exclusion
    Lorsque ces incompréhensions ne sont pas rattachées à la diversité cognitive, elles mènent à des processus de stigmatisation. La personne peut devenir le porteur visible du dysfonctionnement collectif. Elle est alors perçue comme « ingérable » ou « source de conflit », ce qui alimente des phénomènes de désaffiliation progressive et de bouc émissaire. Ces dynamiques sont exacerbées dans des structures où la régulation managériale est faible et où la santé psychique est traitée individuellement plutôt que collectivement.

 

 

Complexité de la détection et enjeux de prévention

La détection de ces situations est complexe, car la plupart des salariés neuro-atypiques ne se déclarent pas comme tels (par crainte du stigmate ou ignorance de leur singularité). L’identification ne doit donc pas reposer sur un signalement formel, mais sur l’observation fine des interactions et la capacité de l’encadrement à repérer les signaux faibles : mal-être diffus, isolement, tensions persistantes sur le mode de communication. Ces cas soulignent les limites des outils classiques de prévention des RPS, souvent centrés sur les causes organisationnelles globales. La prévention doit articuler la prise en compte de la diversité cognitive avec les régulations collectives, en comprenant comment les pratiques de management peuvent rendre invisibles ou aggraver les vulnérabilités liées aux différences. L’enjeu majeur est de prévenir les effets psychosociaux de cette non-reconnaissance, qui peuvent aboutir à l’exclusion ou à l’épuisement collectif.

 

 

Conclusion : Pour une culture organisationnelle neuro-inclusive

Notre expérience de terrain met en lumière un constat plus large : tous les environnements de travail, qu’ils soient techniques, administratifs, éducatifs ou relationnels, peuvent générer de nouveaux risques psychosociaux lorsqu’ils reposent sur des modes de fonctionnement cognitivement rigides ou des normes implicites excluantes. La santé au travail implique désormais la reconnaissance pleine de la diversité cognitive, au même titre que la diversité des parcours, des genres ou des cultures professionnelles.

Construire des organisations véritablement neuro-inclusives, c’est admettre que l’intelligence collective se nourrit autant des dissonances que des harmonies, et que la prévention ne consiste pas seulement à éviter la souffrance, mais à créer les conditions d’une coexistence soutenable et féconde des singularités humaines au sein des collectifs de travail.

 

© Mounira Nessah – Cabinet CATEIS, 2025. Expert CSE SSCT
Toute reproduction ou citation partielle de ce texte doit mentionner sa source.
Les exemples présentés sont issus d’expériences professionnelles réelles, anonymisés et protégés au titre de la confidentialité.

[1] Rapport du collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, DARES-DREES, avril 2011.