L’alimentation fait partie de ces grandes préoccupations sociétales. Elle concerne l’individu, mais est également une question collective, partagée au sein d’une famille, d’un groupe social, d’une entreprise et de la société tout entière.

 

Une tendance à l’individualisation des repas*

Depuis les années 1960, on a vu le développement d’un consommateur transcender ses appartenances sociales et familiales, en accédant à des produits standardisés mais néanmoins vecteurs de distinction et d’estime de soi. Aujourd’hui, produits et services se doivent d’être personnalisés pour répondre aux attentes et aux goûts de chacun. Ces vingt dernières années, toutes ces tendances ont été amplifiées par l’essor des communications numériques, des réseaux sociaux et du big data. Le nouveau « consomm’acteur », informé, volontariste et responsable, influence l’offre et la demande par ses achats, ses notations et avis en ligne, et l’étalage de sa vie privée (blogs, tutos, chats, applications diverses). Sa consommation s’insère dans l’exercice d’une citoyenneté renouvelée où il érige l’art consommatoire en culture de la modernité. Inversement, les agents du système économique utilisent le marketing viral et les youtubeurs pour maximiser leurs ventes, en flattant la fibre hédoniste de leurs followers et en leur faisant miroiter qu’ils sont des clients uniques. Dans tous les cas, cette individualisation de la consommation conduit à une extension des responsabilités du consommateur et à une augmentation du niveau de pression sociale et morale qu’il subit.

 

Comment ces tendances s’expriment-elles dans l’alimentation ?

Le mangeur contemporain recherche une alimentation adaptée à ses besoins, sa physiologie, ses aspirations, ses relations sociales, ses activités, son mode de vie, son emploi du temps, ses valeurs et attentes. Il s’impose certaines contraintes exprimant son individualité : produits exclus ou au contraire obligés, origines et circuits de distribution évités ou à l’inverse systématiquement recherchés, régimes « sans », régimes amaigrissants, végétarisme, flexitarisme, crudivorisme, etc. Il privilégie de nouvelles formes de prises alimentaires : manger seul ou ‘seul ensemble’ : existe une moindre recherche de sociabilité et de commensalité, avec les grignotages en nomadisant. Il utilise les outils numériques pour se mettre en valeur, partager ses ‘expériences alimentaires’ et exprimer ses sensibilités culinaires : grocery hauls, food porn, applications diverses, etc. L’offre y répond en développant les portions individuelles, en réduisant les grammages, en multipliant les possibilités de personnaliser les produits, en diversifiant les segments de la restauration hors domicile, en diffusant des outils (notamment numériques) de pilotage de l’alimentation quotidienne, en mettant les découvertes de la science au service d’une alimentation sur mesure.

 

Le développement du communautarisme concerne aussi l’alimentation

Les conduites alimentaires sont influencées par la segmentation des consommateurs et l’accroissement du communautarisme.

Déjà, les anciennes habitudes alimentaires s’effacent, avec un net recul des cuisines régionales, mais derrière ce mouvement de ‘désinstitutionnalisation’, des recompositions et nouvelles tendances apparaissent. Elles prônent de nouvelles valeurs, s’illustrent par de nouvelles règles et imposent de nouveaux modèles : recherche d’exotisme et engouement pour les cuisines ‘venues d’ailleurs’, snacking et grignotage, développement de la restauration hors foyer, nomadisme alimentaire au gré des activités quotidiennes. Aussi, la segmentation de la société est propice aux revendications alimentaires spécifiques, aux  ’alimentations particulières’ s’éloignant du modèle alimentaire traditionnel et marquant l’affirmation de nouvelles identités médicales et diététiques (sans gluten, sans lactose, bio, …), environnementales (circuits courts, local, bio, de saison, etc.), éthiques (équitable, solidaire, etc.), religieuses (halal, cacher), et plus largement socioculturelles (végétarisme, végétalisme, véganisme, crudivorisme, etc.).

Ces nouvelles communautés alimentaires regroupent des individus partageant les mêmes aspirations. Plus largement, l’alimentation est devenue un registre de distinction, de manifestation et de revendication d’une identité sociale spécifique, le fait de défendre cette identité étant parfois plus important que le contenu même des consommations. On mange de plus en plus en fonction de son groupe d’appartenance ou du groupe auquel on s’identifie, plutôt qu’en fonction de ses goûts personnels, qui s’effacent derrière l’image que l’on souhaite donner de ce que l’on est. La segmentation alimentaire s’exprime dans tous les domaines : goûts, recettes, régimes, discours, sources d’information, sens donné à la consommation, choix des produits, des lieux et circuits de distribution.

 

La segmentation croissante de l’offre y répond, renforçant en retour la fragmentation de la demande. De nouvelles formes de mobilisation – Les outils numériques et les réseaux sociaux facilitent et démultiplient l’expression de ces microcosmes alimentaires, avec le risque, fréquent, de croire que la diffusion d’une information suffit à prouver la justesse d’une cause. Au-delà des institutions représentatives (partis, syndicats, associations), qui se sont assez peu emparées des questions alimentaires dans leur diversité, des formes nouvelles d’action collective se développent, spontanées et localisées : distributions gratuites de produits, envahissements de magasins, boycotts de marques, pétitions…

 

La pause déjeuner, un moment typiquement français

Si le temps de la pause au déjeuner diminue au fil des décennies, elle est devenue très courte dans certains pays. La plupart des salariés y consacre au moins 30 minutes et jusqu’à 45 minutes en France. Les écarts entre les différents pays peuvent s’expliquer par des facteurs culturels, car le repas du midi ne revêt pas une très grande importance dans certains pays comme l’Allemagne où la Belgique, où les salariés vont dîner très tôt, souvent en sortant du bureau. La moitié des salariés européens mangent dans les locaux mis à disposition par leur entreprise. Les disparités entre pays là aussi sont fortes. Les Belges sont 94% à manger sur le lieu de travail dont plus de 30% déclarent manger à leur bureau. A contrario, 27% des Français (et presque 40% des Italiens) aiment à prendre leur déjeuner régulièrement au restaurant. En réalité, les français apprécient leur pause déjeuner car elle représente un vrai moment de détente. La sociabilité passe au second plan avec seulement 13% de personnes qui répondent positivement à cet item.

Mais en France comme partout dans le monde, le temps de la pause déjeuner tend à se restreindre et de plus en plus de personnes prennent leur déjeuner sur leur lieu de travail.

En réalité, les travailleurs cherchent toujours à gagner du temps, d’où le développement de certaines alternatives, plus rapides à consommer et moins onéreuses. Dans ce contexte, les salariés attendent de leur entreprise un investissement dans leur alimentation.

 

Une sensibilité croissante à la santé à travers l’alimentation

Dans notre société, l’individu ne veut ni vieillir, ni mourir. Sa sensibilité croissante à la santé et au bien-être modifie et oriente significativement les conduites alimentaires. En effet, l’alimentation est également perçue comme un des principaux leviers pour ‘bien vieillir’ et préserver son capital santé. Les prévalences de certaines maladies et causes de décès peuvent être reliées à l’alimentation : cancers, maladies cardiovasculaires, diabète ou encore obésité. Des stratégies de prévention et de soins intégrant les pratiques alimentaires se déploient, la question alimentaire en milieu hospitalier ou en établissements accueillant des personnes âgées dépendantes s’accentue, des gammes de produits dédiées sont développées.

La question du bien-être, vue à travers le prisme de l’alimentation, est multidimensionnelle : accessibilité financière et géographique, qualité, satisfaction, goût et plaisir, recherche de naturel, bénéfices santé, etc. Par ailleurs, la diététisation voire la médicalisation de l’alimentation se traduisent de plus en plus par des discours normalisateurs et moralisateurs, décalant, par exemple, le propos des aliments vers les nutriments. Si la diététique existe depuis longtemps, sous diverses formes, les recommandations alimentaires sont aujourd’hui portées par des prescripteurs très nombreux et divers, générant une cacophonie alimentaire.

L’inquiétude relative au contenu de nos assiettes est centrale, dans cette quête de la santé parfaite. Le plaisir des papilles et de la commensalité est de plus en plus remplacé par des impératifs diététiques et médicaux. Le ‘manger sainement’ s’exprime à travers une multitude d’attitudes et de pratiques : observance de régimes, jeûne, approvisionnement local, « fait maison », self-tracking, éducation nutritionnelle en entreprise. Tout ceci procure un sentiment de contrôle de soi, de développement personnel, de responsabilité citoyenne et d’élévation morale. Vivre de nouvelles expériences culinaires permet d’affirmer sa modernité et de cultiver sa différence. Le rigorisme alimentaire modifie la façon dont nous percevons notre corps, ennemi qu’il faut discipliner au prix d’un contrôle tatillon des variations de poids. Dorénavant, manger génère de la tentation, de la honte et de l’anxiété. Les nouveaux ‘bien mangeants’ stigmatisent les récalcitrants, ceux qui ingurgitent trop, trop souvent et trop vite, trop gras, trop sucré, trop carné, tous les transgresseurs qui mettent en péril leur vie, l’ordre social, et coûtent à la société. Cette culpabilisation des déviants alimentaires, largement entretenue par le néo-hygiénisme des médias, charrie beaucoup de jugements moraux.

Plus nous démultiplions nos efforts pour accroître notre bien-être alimentaire, et plus nous devenons frustrés, angoissés, hypersensibles à des sources de mal-être. Au lieu de nous rendre heureux, ce nouvel ascétisme fabrique du repli, du narcissisme, et nous enferme dans un cercle vicieux.

Le progrès dans la connaissance du lien entre facteurs génétiques individuels, alimentation et santé (nutrigénétique, épigénétique, composition et rôles du microbiote, etc.), les premières applications en nutrition personnalisée, mobilisant également les outils numériques, laissent augurer le fort développement de démarches individuelles mettant en adéquation les prises alimentaires avec les besoins physiologiques. De nouveaux champs de responsabilisation des mangeurs se dessinent…

Plus on est éloigné de la nature, plus on a un besoin de ‘naturalité’ dans son alimentation

Le développement de la consommation de produits naturels, ou se présentant comme tels, est une tendance réelle de la société. Elle se manifeste clairement en matière d’alimentation mais les définitions mêmes du caractère naturel d’un produit ou d’un régime varient en fonction des groupes sociaux, des connaissances scientifiques et des maillons du système alimentaire.

La distance croissante (physique et cognitive) entre le mangeur et l’aliment, l’éloignement du monde rural et de la production agricole, réactivent, de manière identique, des souhaits de naturalité. La crainte des risques alimentaires et la multiplication des discours sur le ‘bien manger’ plongent les consommateurs dans une situation de perte de repères, d’accroissement de l’anxiété et de la culpabilisation, dont ils tentent de sortir en faisant confiance aux ressources de la nature.

La naturalité est aussi au cœur de nombreux régimes alimentaires. Plus largement, l’aliment naturel est associé à la santé, au bien-être, au respect de l’environnement, à la saisonnalité, à la proximité, aux pratiques ancestrales, aux critiques de la mondialisation, de l’urbanisation et de l’industrialisation.

Le naturel est inscrit dans de nombreuses pratiques d’achat : recherche de produits bruts ou peu transformés, contenant des ingrédients sains, soutenues par des ONG, ou disposant de labels garantis par des démarches publiques ou privées (agriculture biologique, commerce équitable, impact environnemental réduit, bien-être animal, etc.). Il s’agit également de préférences pour les produits vendus en circuits courts et de proximité, fabriqués selon des recettes traditionnelles.

 

Évolution de l’alimentation avec le Nutriscore

D’après la société d’analyse de données Nielsen, les ventes de produits ayant obtenu les notes A ou B sont en progression cette année (respectivement +1% et +0,8%), alors que les produits notés C et D reculent (-1,1% et -0,2%). Et l’offre s’adapte. Par exemple, les marques de soda revoient leurs recettes en conséquence, comme les marques de soft-drinks avec de récents lancements de boissons au thé faibles en calories.

Les entreprises proposent davantage aujourd’hui qu’hier une offre de restauration responsable et durable, en valorisant ces initiatives auprès de collaborateurs de plus en plus soucieux de leur alimentation. Cela passe par des engagements RSE visibles, comme des menus bio et de saison.

 

Le snacking en pleine croissance

Pourtant, la consommation ‘hors domicile’ ne cesse de se développer et le snacking a le vent en poupe et représente aujourd’hui 30% de tout ce que nous mangeons. Pourquoi ? Parce qu’il répond à notre nouveau mode de vie : réduction du temps alloué à la pause déjeuner, déstructuration des repas, apparition et création de nouveaux moments de consommation, augmentation du nombre de célibataires, progression de la population active féminine, modes de vie de plus en plus nomades, pressés et connectés, et enfin, une baisse du pouvoir d’achat constatée dans la plupart des foyers français.

 

On se dirige donc vers un snacking sain, équilibré en termes d’apports nutritionnels, où l’on mêle fruits ou légumes, céréales, sources de protéines végétales, le tout pour un ensemble équilibré, frais, sain, vitaminé, pétillant, coloré et super instagrammable. Un snacking sain c’est aussi un snacking préparé à partir de produits et d’ingrédients bio, locaux et ‘sans’ gluten, lactose, additifs…

 

*Centre d’études et de prospective

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